Ecrivain public

Fiction

Dans le précédent article, j'avais abordé le thème des devoirs. Je vous présente ici la mini-fiction avec les trois mots imposés : soldat, bravoure et peinture (au sens artistique). Je vous souhaite une bonne lecture.


Expérience

 

Le bail de location pour cet entrepôt légèrement à l’écart de la zone GARONOR à Aulnay-sous-Bois vient d’être signé. L’endroit était parfait, proche de Roissy, afin de récupérer rapidement les éléments nécessaires au développement de son concept, dans une banlieue anonyme et grise où il pourra opérer en toute discrétion, sans être inquiété par le voisinage qui vaquera à ses propres occupations. Cette indifférence typique des grandes métropoles était appréciable.

L’héritage colossal reçu de son grand-père allait l’aider à monter son projet. Pour cela, il dut fonder sa société, dans laquelle il était le seul et unique actionnaire, dirigeant et gérant à la fois. Cela prit du temps, mais il était déterminé. Éternel étudiant avec ses diplômes d’ingénieur en informatique et en robotique puis son doctorat en génétique, il n’avait jamais pu se faire à la vie en entreprise et avait toujours préféré étudier et chercher.

 

La transformation de l’entrepôt en laboratoire prit plusieurs mois, toutes les machines et le matériel nécessaires ayant été commandés quelques semaines à l’avance. Afin de rester concentré sur ses recherches, cet ingénieur absolument génial, mais aussi un peu fou avait installé le coin bureau en studio au confort simple, mais suffisant pour se reposer, se nourrir avant de reprendre ses travaux. Il refusait de se faire aider par un quelconque stagiaire ou assistant, car ses travaux étaient un peu spéciaux et certainement très en dehors de l’éthique. De plus, il n‘était pas très sociable et voulait tout faire lui-même. Enfin, il avait tout son temps, ce serait l’œuvre de la sa vie.

La conception de son robot humanoïde commença enfin. Notre ingénieur ne s’attachait pas trop à son aspect esthétique, et la machine resta longtemps sous la forme d’un squelette de métal et de plastique, orné de caméras pour les yeux, de haut-parleurs et d’un micro pour parler et entendre, les fils électriques et conducteurs étaient apparents, on apercevait même les servomoteurs ou les cartes mémoires. Les débuts étaient difficiles. L’androïde ressemblait d’abord à un ordinateur démonté puis remonté maladroitement sans essayer de lui donner une forme humaine. Dans un deuxième temps, on s’approchait plus du droïde que du cyborg. Quand enfin il avait touché du doigt son objectif qui était d’apporter principalement une dextérité, une justesse et une finesse dans les gestes de la machine, il était temps de passer à la phase d’amélioration de son apparence. Le robot devrait parler, mais serait aussi doté d’une intelligence artificielle. Cependant, celle-ci a ses limites, l’inventeur souhaitait aller plus loin. Il voulait que son robot ressente des émotions et les exprime. Mais pas de n’importe quelle manière, à travers la peinture.

 

Notre ingénieur n’était pas seulement un génie en informatique, robotique et génétique, mais était aussi un très grand amateur de peinture surréaliste. Sa famille avait rejeté son souhait d’étudier l’art afin qu’il en fasse son métier. Surtout avec le QI très élevé que ses parents avaient détecté tôt dans son enfance, ceux-ci pensaient que c’était du gâchis que de se consacrer à la peinture. Pour eux, il avait abandonné son rêve de devenir un grand artiste, mais il avait secrètement continué à étudier l’art et son histoire. Il avait parcouru toutes les périodes, des peintres flamands du XVe siècle comme Jan Van Eyck aux artistes éclectiques actuels, en passant par les sculpteurs de la Renaissance, ou plus récemment, Bourdelle et Rodin, ainsi que les impressionnistes du XIXe siècle. Mais le seul qui avait gardé toute son admiration, qui était resté son idole, c’était Salvador Dali. Il le vénérait, à un tel point qu’il ne voulait pas toutes ses créations pour lui seul, mais au contraire, il militait discrètement pour qu’elles soient maintenues dans des musées accessibles au public à des prix abordables. Son rêve allait au-delà. Il souhaitait recréer Salvador Dali l’unique, redonner vie au GRAND Dali afin de pouvoir échanger avec lui, mais aussi lui demander de continuer ses œuvres. Il espérait réussir bientôt et inviter sa dernière compagne, Amanda Lear, à le revoir, à redevenir sa muse pour qu’il crée à nouveau. C’était ce projet insensé qui lui donnait envie de se lever le matin, d’avancer et de vivre.

 

Créer la coquille qui accueillera l’esprit du peintre prit beaucoup de temps et d’argent. L’argent ne manquait pas, car une grande partie de la fortune du grand-père avait été placée intelligemment et l’ingénieur vivait sur ses rentes. Il n’avait pas de grands besoins. Seule son entreprise mobilisait tous ses efforts et son argent. De plus, il avait vendu plusieurs brevets issus de son robot et s’était associé afin de commercialiser des versions basiques de celui-ci. Son nom n’apparaissait jamais, il ne voulait pas de publicité, mais il paraitrait que ses inventions auraient beaucoup aidé à construire quelques robots célèbres, comme Asimo ou Repliee. Ces rentrées d’argent lui ont surtout permis d’acquérir la chose la plus précieuse dont il avait besoin, mais aussi la plus chère, l’ADN du grand peintre.

L’idée de mélanger robotique et génétique lui était venue durant la deuxième partie de ses études. La robotique était passionnante, mais il trouvait que cela manquait toujours d’un petit quelque chose. Ses stages en entreprise d’informatique ou de robotique ne lui ont apporté que de la frustration. Il n’aimait pas le travail en équipe, car il avait toujours une longueur d’avance sur les autres et n’avait pas la patience d’attendre que ceux-ci le comprennent et le rattrapent. De plus, beaucoup d’avancées techniques étaient principalement dues aux recherches dans le monde militaire et notre ingénieur n’appréciait pas particulièrement cet aspect. Malgré son côté ermite et asocial, il ne voulait pas faire de mal aux autres et leur voulait plutôt du bien. Après mûres réflexions, il avait décidé de continuer ses études en médecine puis de bifurquer rapidement vers la génétique, car son souhait était de pouvoir guérir ou améliorer la vie des autres grâce à ses recherches. Un jour lui était venue l’idée que l’esprit et les pensées de ces personnes dont le corps était abimé, fatigué ou métastasé pouvaient intégrer un corps sain. Créer un corps de chair et de sang était vraiment laborieux et compliqué et le souvenir du vieux film en noir et blanc immortalisant Frankenstein le mettait mal à l’aise. Il ne voulait pas de caricature. Par contre, créer un robot humanoïde était tout à fait envisageable. Il ne restait plus qu’à trouver le moyen de transférer l’esprit de la personne dans l’intelligence artificielle de l’androïde. Il y passa des jours et des nuits, des semaines et des mois, essayant de décoder l’ADN en langage binaire ou d’adapter un langage informatique aux codes génétiques de l’homme. Entre flux électriques, fluide cérébral et virus informatique, la solution lui apparut après quelques années de recherche et lui permit de réaliser son rêve le plus fou. Mais, il restait encore à trouver l’ADN convoité.

 

Au détour d’une recherche sur Internet, il tomba par hasard sur un site vendant des objets de personnes célèbres. Après quelques hésitations, ayant peur de se faire duper, il décida de s’inscrire sur le site en tant que client potentiel. On y trouvait surtout des objets personnels, des vêtements ou du mobilier ayant appartenu à des stars de la musique ou du cinéma. Puis dans la rubrique artistes peintres, il découvrit une section Salvador Dali. Il y vit quelques objets personnels comme des foulards ou de la vaisselle. Soudain, une ligne attira son attention : poils de moustache. C’était exactement ce qu’il lui fallait ! Dans l’euphorie de sa découverte et sans réfléchir une seule seconde, il cliqua sur l’article, le mit dans son panier, sortit sa carte bancaire et passa commande malgré le montant exorbitant demandé. Cela n’avait pas d’importance. L’article devait arriver une semaine plus tard. Il ne lui restait plus que sept jours pour préparer tous les éléments permettant d’extraire l’ADN du poil de la moustache, le transformer en fluide cérébral pour enfin le transcoder en langage informatique exploitable par le robot humanoïde. Il fallut cinq semaines supplémentaires pour achever le processus et pouvoir enfin animer le robot Dali. Le cœur du créateur battait fort. Il ne doutait pas de ses travaux et de ses années de recherches. Il était prêt à rencontrer le maître et avait même acheté le matériel de peinture nécessaire s’il acceptait de se remettre à ses travaux.

 

Le robot se mit en route, il ouvrit les yeux.

L’ingénieur commença : « Bonjour, M. Dali, comment allez-vous ? ».

Le robot enchaina : « Je ne suis pas mort ! Mais qui êtes-vous ? Où suis-je et qui est M. Dali ? ».

Stupéfaction ! Ces travaux avaient abouti, son expérience était réussie, mais apparemment il n’avait pas retrouvé les gènes du grand Dali.

 

L’ADN provenait de poils de moustache qui faisait la fierté d’un légionnaire d’origine slave au passé sombre et obscur, sur lequel il était préférable ne pas s’appesantir. Ce sous-officier était tombé pour la France en janvier 1885 à Formose, lors d’un combat sanglant contre les Chinois pendant la guerre du Tonkin.

 

Après un long moment fait d’incompréhension et d’explications, le légionnaire lui raconta sa vie faite d’actes de bravoure, mais aussi de crimes et de guerre. Il dit ce que l’armée lui avait appris, la discipline, l’honneur, mais également la musique. Il avait fait partie de la fanfare et chantait. Il adorait chanter et avait une magnifique voix de basse. Hélas, son corps de robot ne lui permettait pas d’interpréter les célèbres chants de légionnaires comme il le voulait. Mais il se dit que sa nouvelle enveloppe lui permettrait peut-être de refaire de la musique et apprendre à jouer de nouveaux instruments.

 

La création de l’ingénieur n’était pas celle qu’il espérait, cependant la personnalité en face de lui avait aussi un côté artistique qui lui plaisait. De plus, il savait conter et faire vivre toutes les aventures qui lui étaient arrivées et avait hâte d’en entendre plus.


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